[Le Seigneur des Balverines] Manoir mystérieux

Son petit rire sonnait comme une douce mélodie. C'était… une impression étrange, infiniment perturbante. Une chaleur différente de celle de son pouvoir qui glissa dans sa poitrine et descendit autour de son cœur, courut dans son ventre, s'intensifia au point de faire remonter un frisson le long de sa colonne vertébrale. Une partie de son esprit se figea dans la seconde, l'instant, le sourire de Sohan et la douceur de son visage qu'il avait effleuré sans même s'en apercevoir. Son front, ses tempes, le petit silence qui s'empara un instant de la scène. Sa peau avait-elle toujours été aussi douce ? C'était étrange… Pas dérangeant, juste… inhabituel. Inédit. Il n'avait jamais eu cette impression…

Flottant entre l'incompréhension et cette émotion qu'il n'arrivait pas à identifier, il perdit son regard sur les traits délicats et juvéniles qui lui faisaient face, un petit sourire aux lèvres à l'entente de ce compliment aussi sincère que sorti de l'ordinaire. Attendri, il observa le geste de la main de Sohan, si fine par rapport au sienne, qui effleurait son menton comme s'il cherchait à l'imiter ou à expliciter ses paroles. Son cœur sembla s'arrêter, comme s'il se préparait à une implosion qui, finalement, n'arrivait jamais ; comme s'il était dans l'attente de quelque chose sans que Jake parvienne à le nommer.

- Tu n'as pas grand chose avec quoi jouer, souffla-t-il en souriant et en rejoignant la main de son protégé contre sa joue.

Un courant électrique sembla remonter dans sa main, comme si le contact de sa peau avait subitement changé de nature pour devenir un choc, mystérieusement agréable, délicieusement incongru. Ses doigts pianotèrent sur sa joue, se croisèrent et se décroisèrent à ceux de Sohan, effleurèrent ce menton dépourvu ne serait-ce que d'une parcelle de duvet à agiter. Sans même comprendre ce qu'il faisait, il se pencha imperceptiblement en avant, fit glisser son pouce sur sa lèvre inférieure, son index sur sa joue, les autres le long de la ligne de sa mâchoire jusqu'à soulever un peu son visage. Frissonna en sentant la peau de son cou contre le dos de ses doigts. Il ouvrit la bouche mais aucun son ne parvint à se former ni à exister, juste une inspiration presque trop légère pour l'impression lourde qui lui enserrait le cœur. Il n'avait pas la moindre idée de ce qui était en train de se passer ; il se laissait emporter par la vague irrésistible et déconcertante qui s'emparait de tout son être.

Il eut le temps de sentir le souffle frais qui se mêlait à la chaleur du sien. Le temps de survoler ses lèvres, de sentir le bout de son nez glisser contre le sien, le léger picotement dans sa nuque qui protestait d'être ainsi courbée. Il eut le temps d'entendre son cœur trembler à ses tempes, perdre le rythme, se suspendre.
Puis il y eut des rires. Un cri suraigu.
Un réflexe ancien resserra son poing sur celui de Sohan, où aurait dû se trouver son épée ; un réflexe nouveau noya sa poitrine d'une frustration indicible et inimaginable. Il s'écarta avant de risquer qu'un sursaut potentiel de Sohan ne les pousse à se cogner. Sentit une boule se former dans sa gorge à mesure que la magie insaisissable de ces précieuses secondes détruites filait entre ses doigts. Il tourna les yeux vers l'origine des cris. Des hobbes, encore. Une banshee. Pourquoi y avait-il toujours ce genre de monstres ?

À regrets, des regrets qui manquèrent de le faire étouffer, il ôta sa main du visage qui ne faisait que l'appeler et se baissa pour ramasser son épée. Les quelques flambeaux allumés dans le couloir s'éteignirent, comme soufflés par un vent invisible. Il se releva. Garda la main de Sohan dans la sienne en s'efforçant de passer la tension dans son autre main, serrée sur son arme.

D'accord, il marquait un point : une personne risquant sa vie ne prenait généralement pas le temps de peser le pour et le contre et agissait instantanément. Mais était-ce vraiment le cas ici ? Un simple hobbe n'avait pas de potentiel destructeur si grand que ça, après tout. Ils auraient même sûrement pu le laisser seul ici sans que la bestiole le rattrape. Mais c'était trop tard pour se poser la question.

- Je sais ce que ça fait, figure-toi. J'ai pas toujours su que j'étais immortelle.

À vrai dire, elle l'ignorait jusqu'au jour où elle s'était pris un coup de sabre dans les intestins et s'en était sortie sans égratignure. Enfin, sans égratignure durable. Elle avait déjà eu de la chance d'être tombée dans les pommes rapidement, car expérimenter toutes les étapes de cette mort n'aurait rien eu de réjouissant.

- Mais tu me feras pas croire que ce truc pouvait te tuer.

Puis elle haussa les épaules. Ça n'avait pas grande importance : ce qui était fait était fait, et l'étrange malédiction des hobbes était, de toute façon, irréversible, donc ce gamin ne serait pas allé bien loin. Il était sans doute mieux mort. D'un petit hochement de tête, elle acquiesça à sa demande et se remit à marcher. Le couloir dans lequel ils avançaient était vide, sans la moindre trace de monstre, d'autre explorateur ou de blessé, à croire qu'ils avaient croisé la grande majorité des occupants du manoir avant d'arriver ici. Aucun signe d'escalier non plus, ce qui commençait à lui ronger les nerfs.

- Rien à l'horizon, cap'taine.

Protéger Sohan... Pour contrer la sensation de frustration indescriptible qui lui serrait l'estomac, Jake se concentra de toutes ses forces sur cet unique objectif : vaincre tout ce qui pouvait le menacer là, à l'instant. Sinon... Sinon il ne savait pas comment gérer cette émotion. Sinon il n'arriverait pas à s'empêcher de penser à ces quelques secondes où son propre corps lui avait échappé et où leurs souffles s'étaient croisés. ne pas y penser, pas maintenant, se concentrer sur la menace. Mais son esprit ne cessait de dériver et il peinait à le garder en place.
En le sentant s'accrocher à son bras, il le ramena un peu contre lui pour s'efforcer de le rassurer, ce qui n'arrangea pas la succession de pensées. La question lui fournit une occasion parfaite de concentrer son esprit ailleurs.

- Une banshee. Pas forcément dangereuse, ça dépend si elle est sauvage ou consciente...

Trop habitué à son pouvoir, il ne réalisa même pas que l'extinction soudaine des flammes pouvait passer pour une attaque extérieure, et que c'était aussi l'une des raison de la peur soudaine du tezouic. Mais il tremblait. Jake remarqua la glace qui commençait à nouveau à se former autour de lui, et il se mordit la lèvre pour lutter contre l'envie soudaine de le serrer dans ses bras pour calmer ses angoisses. Cela ne fit que rappeler à sa mémoire les instants précédents. Une chose était sûre : il ne pourrait pas utiliser de flammes dans son état émotionnel.

Il n'eut pas le temps de véritablement décider d'avancer, immobilisé par la présence tremblante de Sohan, qu'il ne tenait pas à brusquer. Une bulle noire apparut plus loin dans le couloir, poursuivie par des hobbes. Il n'avait jamais vu un tel phénomène, sûrement un pouvoir personnel ou une race non-Nitzihellienne. Aucune idée de si c'était dangereux ou non. Les hobbes, par contre, il connaissait.

- Sohan..? Tu hm... Tu penses que tu peux... les geler ?