L'écume porte les voix du passé [Nieo]

Quelle est la meilleure manière de s'assurer qu'on ne perdra pas la composition de son cirque avant d'avoir récupéré plus de personnes ? Leur accorder des pauses. En tant qu'ancien esclave, et malgré ses tendance à se complaire dans la souffrance d'autrui, Nieo répugne à forcer les gens à travailler en permanence. Cela fait donc deux jours qu'ils n'ont pas fait de représentations et, même si son dresseur s'assure que personne ne s'enfuie ou ne s'éloigne trop, qu'ils ont un peu de liberté pour se remettre des anciennes. Sauf que, pendant ce temps, Nieo s'ennuie. Et son esprit divague autour de Ch'iyara et de ses années d'esclavage.
L'ennui est vraiment la pire des horreurs de ce monde. Et pourtant, il en contient bien d'autres.

Ses pas l'ont mené à la mer, son regard se perd sur les vagues. Ces foutues années à l'asile lui ont fait perdre la trace de son ancien maître. Il a besoin de ressources. L'idée que cet homme continue d'arpenter la surface de la planète le répugne, mais il y en a une qui le répugne encore plus : devoir retourner à Zalefan. Et si son exil s'achève avant qu'il n'ait l'occasion de le tuer, alors... Un frisson court sur sa peau. Non. Il le tuera avant qu'il ait l'occasion de reposer une nageoire dans son ancien royaume, même s'il doit détruire le monde pour y arriver.

Un bruit attire soudain son attention et, par réflexe, il se dissimule derrière un rocher pour voir une chaloupe approcher de la plage. Il fronce les sourcils en s'approchant à pas de loup. Ce visage... ce visage lui est familier. Faisait-il partie de ceux que son ancien maître lui forçait à prendre pour des pièces de théâtre ? De ceux qu'on lui a... demandés dans d'autres circonstances ? Son regard bloque un instant aux pieds de la jeune femme. Pas d'ombre, en plein soleil.
Doppelgänger. Quel dommage qu'il en ait déjà un qui monte sur scène sans rechigner. Enfin... ce n'est pas traditionnel, mais qu'est-ce qui l'empêche d'en avoir deux ?

Il a à peine le temps de se poser la question que le talon de sa chaussure craque sur un sable un peu plus grinçant que les autres. Aussitôt, la main de la jeune femme se précipite sur un pistolet tandis qu'elle scrute les environs. Pas commode, l'immortelle. Ça n'empêche pas Nieo de sortir avec un air totalement détendu, une main dans sa poche, l'autre utilisée pour se hisser sur le rocher.

» Eh bien, qu'est-ce que la mer nous a ramené là ?

Elle pourrait lui tirer une balle en pleine tête, mais il espère qu'elle sera plus intriguée qu'agressive. Après tout, il n'est pas armé et à part s'installer sur une pierre, les mains croisées entre ses cuisses, il n'a pas fait grand chose. Elle n'a pas la gâchette si facile, si ? Il fait semblant d'attarder son regard sur son ombre et hausse un sourcil.

» Une doppelgänger, hm ?

Est-ce une manière supplémentaire de lui signifier qu'il n'a aucune intention de représenter un danger pour elle ? Peut-être. Tout ce qui compte, c'est qu'elle ne lui plombe pas la cervelle tout de suite. Il ne peut pas mourir avant d'avoir accompli sa vengeance.

Eh bien, il semble qu'il ne soit pas le premier à souligner la nature bien particulière de la jeune femme qui lui fait face et, vu sa façon de prononcer la phrase, il n'est pas sûr d'avoir envie d'être comparé à l'autre personne. Ni de la rejoindre, très probablement, dans la tombe. Il a encore tant de choses à faire avant de mourir. Heureusement pour lui et pour son espérance de vie, elle finit par baisser son arme et son froncement de sourcil s'apaise légèrement. Mine de rien, aussi nonchalant semble-t-il, se faire pointer par un pistolet n'a rien d'agréable. Pourtant, sa réaction principale fut de faire une légère révérence.

» Nieo Jansutini, cirquieur et marchand d'herbes à mes heures perdues.

Pourquoi appuyer sur cette part précise de son passé ? Il aurait pu être tant d'autres choses, mais il a choisi de faire remonter sa période de trafic de Vathmel. N'avoir qu'un seul métier, qu'un seul rôle, le dérange sans qu'il sache trop pourquoi. Simple question d'équilibre de sa phrase, sans doute.

» Et avant que tu décides de partir ou de me tirer une balle dans le crâne, j'ai déjà un doppelgänger, tu ne risques rien.

Parce qu'il n'est pas assez naïf pour croire que prononcer le mot "cirquieur" face à une doppel ou une immortelle de manière général ne soit pas le meilleur moyen de s'offrir un aller-simple pour le cimetière. Il n'est pas pressé de voir son âme – si tant est qu'il en ait une – s'enfoncer dans les abysses. Un petit sourire étire le coin de ses lèvres tandis qu'il se rassoit sur son rocher.

» C'est malpoli de demander des présentations sans rendre la pareille.

Une manière comme une autre de dire "et toi ?", pendant que son cerveau carbure pour essayer de trouver où il a déjà vu ce visage. Cette fille lui est bien trop familière pour que ce soit une simple coïncidence. Une ancienne esclave ? Non, le peu de visages qu'il a vu à la forge était majoritairement masculins, ou plus ou moins difforme, et même un doppelgänger aurait gardé des séquelles de ce genre de vie. Elle ne ressemble pas non plus aux esclaves qu'il avait libérés pour faire condamner son ancien maître. Ça doit être un des visages qu'on lui a demandé de copier mais... il ne se souvient pas avoir porté ces traits – et pourtant, il a retenu chaque seconde de cette vie de calvaire.
Nieo crispe la mâchoire en plissant les yeux. Ça va bien finir par lui revenir, il ne connaît pas tant de monde que ça...

Évidemment que non, elle ne lui fait pas confiance. S'attendait-il à autre chose ? Pas vraiment. Son but était surtout de la retenir assez longtemps pour essayer de comprendre où il lui semblait l'avoir déjà vu. Et puis, il ne peut pas nier qu'elle a un joli minois, il l'ajouterait bien à sa collection. Le visage, bien sûr, pas elle. Comme il l'a si bien dit, il a déjà un doppelgänger, il a d'autres priorités à ajouter à son cirque avant de songer à en ajouter un deuxième.
Elle n'a pas l'air de son avis, par contre.

Le ton de sa voix dénote une agressivité qu'il a tellement l'habitude d'entendre qu'il tique à peine. Toujours aussi calme, il la regarde s'énerver et faire demi-tour. Et là, seulement, son esprit fait le lien. Ce visage... il l'a déjà vu dessiné. Voilà pourquoi il n'arrivait pas à s'en souvenir aussi bien que de celui d'une personne qu'il aurait rencontré. Un avis de recherche que son ancien maître se plaisait à exposer dans la forge avec plusieurs autres en racontant sa période dans l'armée, près de 35 ans plus tôt.

Un petit sourire narquois vient prendre place sur son visage. Voyons s'il a vu juste.

» Quel manque de manières, Corina.

Les bras croisés, il observe sa réaction. Si elle ne fait rien, c'est qu'il se sera trompé de personne, mais il en doute. Elle est trop similaire ; maintenant que l'image lui est revenue. Elle a même gardé le même genre de robe, en un peu moins taillée pour le combat. La seule différence, c'est que dans les histoires de son maître, elle se battait avec des dagues et non des pistolets. Ah, et qu'il l'avait soi-disant vue mourir d'un coup de sabre pour lui.
Dommage pour lui, certaines personnes sont plus difficiles à tuer que d'autres. Et elles ont souvent la rancune tenace.

Le sourire de Nieo s'élargit. Il voulait une manière d'accomplir sa vengeance, et le monde semble être d'accord avec lui et vouloir la lui offrir sur un plateau. Oui, cette fille sera bien plus encline à l'écouter maintenant qu'il a révélé connaître sa véritable identité... non ? Sinon, il trouvera bien le moyen de s'arranger.
Il trouve toujours le moyen de s'arranger.

Action, réaction. Réaction instantanée, même. Eh bien, la petite döppelganger n'est pas du genre à passer par quatre chemins, il semblerait. Les poings serrés, la lenteur trop calculée de ses gestes, et la façon dont elle parle et le regarde... oh, oui, il connaît tout ça. Il l'a imaginé des centaines de fois quand il essayait de prédire ses réactions face à son ancien maître ou face à Katarina si elle daignait réapparaître un jour. La colère qui cache les questions brûlantes au creux de sa tête. A-t-elle peur ? De quoi une immortelle peut bien avoir peur, penseraient les idiots, mais il sait de quoi tout le monde peut avoir plus peur que la mort. Souffrir, perdre sa liberté, perdre son identité. Il a déjà vécu les trois et il est persuadé que la mort ne peut pas être aussi terrible. Sinon Katarina se serait contentée de le tuer. Mais non, elle voulait lui infliger le pire.

» Corina. C'est bien ton vrai nom, pas vrai ? Corina Espinoza, de l'Elfe Mutilé.

Là se pose la limite de ses connaissances techniques. Il na de toute façon pas le temps d'en dire plus qu'elle renchérit, sa main tirant à nouveau l'arme à sa ceinture. Et cette fois, elle n'hésitera pas. Il le sait. Elle a trop peur de cette trinité de l'horreur pour prendre le risque qu'il la révèle à qui que ce soit. Et même s'il parle, il n'aura que peu de temps pour la convaincre. Mais il sait qu'elle ne le tuera pas. pas si elle est comme lui, maîtrisée, dans le fond, par une brutale envie de vengeance. Et qui ne voudrait pas se venger de ceux qui avaient détruit tout ce à quoi on tenait ?

» Mon ancien maître faisait partie de la mission dépêchée pour vous exterminer.

Clair, net, concis et sans la moindre trace de mensonge. Même la flamme de haine dans son regard à la simple prononciation du mot "maître" était authentique.

» Il affichait cet avis de recherche dans la forge pour pouvoir parader devant tous ses clients. Il se vantait d'être celui qui t'avait porté le coup fatal.

Un sourire ironique remplace son expression neutre tandis qu'il fait courir son regard sur elle, remontant de ses pieds à sa tête avec un haussement de sourcil dubitatif.

» Il a toujours aimé grossir ses exploits.

Il ne dit rien de plus. Que va-t-elle faire, maintenant ? A-t-il joué sur les bons tableaux pour qu'elle ne lui tire pas cette fameuse balle dans le crâne ? Il n'a pas envie de mourir avant d'avoir eu sa vengeance sur le fameux ancien maître. Après ça... après ça il verra bien. Ce monde a un petit côté amusant, quand on oublie de se soucier des autres.

Ah ha ! Il a réussi à retenir son attention. Qui aurait cru que ce serait aussi simple de ne pas se faire exploser le crâne par la célèbre pirate après l'avoir provoquée ? Dire que le monde entier est persuadé qu'elle est morte. Les gens sous-estiment grandement la quantité de doppelgänger que contient ce monde, et personne ne pense jamais à vérifier les ombres ou les reflets de ceux qu'ils croisent ou de ceux qu'ils tuent. Ah, Nitzihell est rempli d'amateurs. Mais lui n'en fait pas partie, et il tient son appât et son hameçon d'une main de fer. Avoir Corina Espinoza dans son camp pour retrouver et éliminer l'homme à qui il doit cette vie, ce corps qu'il a dû porter pendant de longues années dans cet infâme hôpital ? Il a bien l'intention de profiter de cette opportunité.

Une lueur malsaine s'allume dans ses yeux. Oh, ça l'intéresse ? A-t-il vraiment réussi à s'attirer sa sympathie, à l'attirer de son côté avec ces simples mots ? Il sourit. L'anonyme et l'oubliée. Ça ferait un bon nom pour un spectacle, une future représentation, un livre d'histoire.

» Mort ? Oh, non, ça serait trop facile. Il a été exilé de Zalefan et il erre quelque part sur la terre ferme.

Nieo hausse les épaules de façon dramatique. Oui, il a perdu cet homme, il ose l'admettre mais, pour la première fois depuis qu'il a mis les pieds hors de l'asile Greyson, il se sent capable de le retrouver. Avec une pirate immortelle, furtive et destructrice dans son camp, y aura-t-il seulement une chose qui pourrait lui être impossible ? Cependant, il ne s'autorise pas à s'emballer, pas encore. Il reste un cirquieur et elle, une doppel. Elle n'a rien accepté, pour l'instant, hors de question qu'il laisse cette chance lui échapper.

» J'ai eu un... petit contretemps. Quelques années où je n'ai pas pu suivre sa trace. Mais il n'est pas bien dur à trouver... si on y met les moyens.

Il la regarde directement, les yeux rivés dans les siens pour un message où la subtilité n'est pas de mise. Elle est son moyen, son arme, sa potentielle espionne nomade pour réussir à mettre la main sur leur ennemi commun. Il a besoin d'elle autant qu'elle de lui : sans lui, elle ne trouvera jamais cet homme. Et il voit assez l'envie de vengeance dans ses muscles, ses poings, ses yeux, pour savoir que l'idée la dérangera bien trop pour qu'elle laisse passer sa chance.
Elle est presque déjà à lui.

Elle n'a pas l'air ravie, mais ce n'est pas l'important : non, ce qui compte, c'est qu'elle tombe dans le piège. Et elle ne se fait pas prier. Au moins, il peut lui reconnaître qu'elle ne met pas longtemps à comprendre les intentions des autres. Bien sûr, qu'il veut qu'elle l'aide à le retrouver. Il ne doit pas être bien difficile de mettre la main sur un ancien esclavagiste lubrique, opportuniste et méprisant. Alors il sourit, d'un sourire carnassier qu'il ne prend pas la peine d'adoucir. Pour quoi faire ? Elle l'a sûrement déjà parfaitement cerné, et ils parlent de tuer l'homme qui a détruit tout ce qui existait en lui, il a une raison tout à fait logique de réagir ainsi.

» Je ne m'embarrasserai pas d'une pirate à la gâchette facile si je n'avais pas cette intention.

Autant être honnête - l'honnêteté paye parfois autant qu'un mensonge bien dessiné. Il suffit de savoir exactement quand et comment l'utiliser, comme le reste. Il a eu assez de visages dans sa vie pour être passé maître en la matière, il ne s'en privera pas. Sa question suivante contribue à élargir son sourire. L'immortelle est curieuse, alors ? Bien. Ça veut dire qu'il l'a définitivement attirée dans ses filets. Mais il ne gagnera rien à lui donner toutes les informations maintenant. D'abord, il faut qu'elle veuille l'aider pour autre chose que par intérêt. Essayer de la faire s'attacher, peut-être, ou plus vraisemblablement trouver un moyen de la faire chanter, une pression qui l'empêchera pour de bon de le tuer. Il doit bien exister quelque chose de ce genre. Tout le monde a une faiblesse.

» Il s'appelle Hellon, et je ne t'en dirai pas plus. Je ne suis pas idiot, si je t'en dis trop, tu vas te débarrasser de moi pour aller le tuer toi-même.

Il sautille jusqu'à elle avant d'attraper son menton entre ses doigts pour relever son visage et croiser son regard au sien. Elle a de jolis yeux, du genre qui lui auraient probablement posé problème si elle n'avait pas grandi sur un navire de demi-elfe. Un œil humain et un qui ne l'est clairement pas ; un métissage difficile à cacher, à moins de savoir jouer des déguisements. Au fond, elle est plutôt jolie, pas le pire visage qu'il pourrait endosser.

» Et je suis le seul qui ait le droit de porter le coup fatal.

Il y tient. Il y tient assez pour avoir manipulé le gouvernement de Zalefan au lieu de simplement le dénoncer pour prostitution d'esclave. Provoquer une peine d'exil au lieu d'une condamnation à mort, pour pouvoir être celui qui lui trancherait la gorge.

Elle est si facile à faire tiquer. Une simple main sur son visage et il a l'impression qu'elle est prête à lui arracher. Elle peut bien tenter, au pire il lui volera toute son énergie pour la faire repousser. Après tout, si elle ne peut pas mourir, il n'a pas de raison de limiter l'utilisation de son pouvoir, si ? Même si ce serait triste de voir son joli visage dessécher, temporaire ou non. Sa remarque lui tire un sourire ironique. Vraiment, c'est elle qui lui parle de rancune ? Depuis combien de temps a-t-elle perdu son équipage ? Vingt, trente ans ?

» Drôle de question venant d'une fille qui s'associe à moi par vengeance.

Si elle veut jouer de piques et d'ironie, il s'en fera un plaisir. C'est un art qu'il maîtrise moins bien que le mensonge et la manipulation, mais il n'est jamais trop tard pour apprendre, et taquiner cette fille n'est pas aussi dangereux qu'elle a l'air de croire. Il compte bien garder les choses ainsi : si elle ne se méfie pas de lui et ne réalise pas à quel point il est dangereux, il pourra l'appâter plus facilement. Et il a l'air si inoffensif, au premier regard. S'imagine-t-elle avoir l'ascendant sur lui ? C'est vrai, elle dégaine vite, mais à moins de mourir sur le coup, il peut résister à tout type de blessures, à condition de trouver une proie pour se régénérer.

» Je peux voler, je suis par nature plus rapide que toi.

Il doute que ce soit vrai, vu qu'elle est à moitié elfe et que la rapidité fait partie des caractéristiques elfiques les plus communes, et surtout parce qu'elle a un entraînement au combat qu'il n'a pas. Mais s'il doit la tuer pour l'empêcher de lui voler sa vengeance, il le fera sans hésiter.

» Maintenant que tout ça est réglé, je t'escorte quelque part ? Un endroit pour sécher tes vêtements, peut-être, ta robe a l'air d'avoir connu des jours meilleurs.

A-t-elle seulement un endroit où vivre ? D'expérience, les gens comme elle - comme eux - voguent d'un endroit à l'autre sans jamais vraiment se poser. Le plus simple pour lui aurait été de la loger dans son cirque pour garder un œil sur elle, mais elle risque de prendre ça comme une tentative de l'emprisonner et il n'est pas pressé de se prendre une balle dans le crâne. Pour des immortels, les doppelgängers sont des êtres assez susceptibles dès que les cirques entrent dans l'équation. Il le propose quand même à demi-mots.

» Sauf si tu préfères garder un œil sur moi.

Inverser les rôles ? Totalement. Il sourit avec une expression volontairement louche. Si elle pense qu'il risque de s'enfuir sans elle, acceptera-t-elle de venir vivre sur son terrain, même dans le pire endroit du monde pour une doppel ? Qui sait.